26
Morale
Dans la salle de bains d’Alice, les flacons et les tubes pullulaient, tous revendiquant leur capacité à embellir l’aspect extérieur d’une personne. Comme tous, dans cette maison, étaient à la fois parfaits et imperméables, je songeai qu’elle avait dû acquérir l’essentiel de ces onguents en pensant à moi. Effarée par autant de gâchis, je parcourus les étiquettes.
C’était toujours ça pour éviter de me regarder dans le miroir, tandis qu’Alice brossait mes cheveux en longs mouvements mesurés.
— C’est bon, finis-je par décréter, d’une voix atone. Je veux retourner à La Push.
J’avais déjà été obligée de patienter des heures avant que Charlie ne daignât quitter la maison de Billy. Chacune de ces minutes écoulées à ignorer si Jacob était ou non vivant m’avait paru durer une vie. Lorsque j’avais été enfin autorisée à aller là-bas afin de le vérifier en personne, j’avais eu l’impression qu’Alice ne m’avait accordé qu’un huitième de seconde pour le voir – elle avait appelé Edward afin de lui remémorer que j’étais censée être en ville avec elle toute la journée, version officielle destinée à rassurer mon père. Préserver les apparences me semblait ridicule et insignifiant.
— Jacob n’a pas encore repris connaissance, objecta-t-elle. Carlisle ou Edward nous téléphoneront quand ce sera le cas. De toute façon, il faut d’abord que tu passes chez Charlie. En allant chez Billy, il a constaté qu’ils étaient revenus de leur randonnée. Il risque d’avoir des soupçons.
J’avais déjà élaboré et appris par cœur l’histoire que j’allais lui servir.
— Je m’en fiche. Je veux être là-bas quand Jake se réveillera.
— C’est ton père qui compte, pour l’instant. La journée a été rude, d’accord, ce n’est pas une raison pour fuir tes responsabilités. Il est plus important que jamais qu’il reste dans l’ignorance. Commence par jouer ton rôle, Bella, tu pourras faire ce que tu voudras ensuite. Appartenir au clan des Cullen suppose méticulosité et maturité.
Elle avait raison, naturellement. Au demeurant, c’était cette raison, plus puissante que ma peur, ma peine et ma culpabilité, qui avait permis à Carlisle de m’éloigner du chevet de Jacob.
— Rentre chez toi, m’ordonna Alice. Parle à Charlie. Rajoutes-en dans l’alibi. Préserve-le.
Je me levai, des fourmis plein les jambes. J’étais restée assise trop longtemps.
— Cette robe te va à ravir, roucoula Alice.
— Quoi ? Oh… euh, merci encore, marmonnai-je plus par courtoisie que par gratitude.
— C’est une preuve, insista-t-elle, l’innocence incarnée. Que serait le lèche-vitrines sans nouvelle tenue ? Et, si je puis me permettre, celle-ci est très flatteuse.
Je tressaillis, incapable de me souvenir de la façon dont elle m’avait habillée. Mon esprit ne cessait de s’évader, tels des insectes fuyant une lumière trop vive.
— Jacob va bien, Bella ! soupira-t-elle sans se leurrer sur mes préoccupations. Inutile de te dépêcher. Si tu soupçonnais quelle dose de morphine lui a administrée Carlisle, tu comprendrais qu’il est dans les vapes pour un bon moment.
Au moins, il ne souffrait pas. Pas encore.
— Souhaites-tu aborder certains sujets avant de partir ? s’enquit-elle. Tu dois être un peu traumatisée.
Je me doutais de ce qui titillait sa curiosité, mais j’avais d’autres questions à lui poser.
— Serai-je ainsi ? marmonnai-je. Comme cette Bree ?
J’avais beau avoir énormément de soucis, je ne parvenais pas à me chasser la malheureuse du crâne. Nouvelle-née dont l’existence avait si brutalement pris fin. Dont le visage, tordu par la soif que lui avait inspirée mon sang, continuait à me hanter.
— Tout le monde est différent, murmura Alice en caressant mon bras. Mais oui, il y aura de cela.
Je me figeai, cherchant à imaginer.
— Ça passe, assura-t-elle.
— En combien de temps ?
— Quelques années, un peu moins parfois. Pour toi, ce sera peut-être différent. Tu es la première que je rencontre qui l’ait choisi. Il sera intéressant de voir si cela a une influence quelconque.
— Intéressant…
— Nous t’éviterons les ennuis.
— Je sais, et j’ai confiance en vous, reconnus-je d’un ton morne.
— Si tu t’inquiètes pour Carlisle et Edward, se méprit-elle, je suis sûre qu’ils vont bien. Sam commence à nous respecter… enfin, au moins Carlisle. Ce qui est tant mieux, parce que les choses n’ont pas été faciles quand mon père a dû recasser les os…
— Alice ! Je t’en prie !
— Désolée.
Jacob ayant entamé sa guérison spectaculaire, certaines de ses fractures s’étaient mal résorbées. Il avait donc fallu calmer le jeu, mais y penser restait difficile.
— Puis-je te poser une question, Alice ? À propos du futur ?
— Hum… je te rappelle que je ne suis pas en mesure de tout voir.
— Je ne te demande rien de précis. Seulement, ton talent fonctionne sur moi, alors pourquoi ceux de Jane, d’Edward ou d’Aro sont-ils impuissants face à moi ?
À peine posée, je me rendis compte que la question perdait de son intérêt, au regard des soucis plus pressants qui m’encombraient la tête. Ce ne fut pas le cas pour Alice, en revanche.
— Le don de Jasper fonctionne également sur toi, me fit-elle remarquer. Comme sur tout le monde, d’ailleurs, parce que le sien est physique, concret. Quant à moi, j’ai des visions sur les événements, pas sur les raisons de leur origine. Mon talent n’affecte donc pas le cerveau et concerne la réalité, ou du moins une version de la réalité, et pas l’illusion. Mais Jane, Edward et Aro travaillent à l’intérieur du mental. Jane ne crée qu’une illusion de douleur, elle ne touche pas vraiment le corps. Toi, tu es en sécurité dans ton esprit, personne ne parvient à t’y atteindre. Pas étonnant qu’Aro ait été intrigué sur ce que seraient tes prochaines aptitudes.
Elle m’étudiait, cherchant à deviner si je suivais son raisonnement logique. En vérité, ses mots s’étaient fondus les uns dans les autres, perdant leur sens. Je n’arrivais pas à me concentrer. Nonobstant, j’acquiesçai, affichant un air compréhensif. Je ne la trompai pas, toutefois.
— Ça va aller, me rassura-t-elle en effleurant ma joue. Il va s’en tirer, Bella, et je n’ai pas besoin de vision pour en être certaine. Bon, prête à partir ?
— Une dernière chose. Toujours au sujet de l’avenir.
— Vas-y.
— Me vois-tu encore devenir vampire ?
— Oh oui, naturellement !
Je hochai lentement la tête.
— Douterais-tu de ton propre esprit ? me demanda-t-elle, ses prunelles insondables.
— Non, je voulais juste en être sûre.
— Je ne le suis qu’autant que tu l’es, cependant. Si tu devais… changer d’avis, ce que je verrais se modifierait également… ou, dans ton cas, disparaîtrait.
— Ça n’arrivera pas, soupirai-je.
— Je suis désolée, me consola-t-elle. Je ne peux pas vraiment compatir. Mon premier souvenir, c’est d’avoir capté le visage de Jasper dans mon avenir personnel. J’ai toujours su que ma vie tendait vers lui. Malheureusement, ma sympathie s’arrête là. Je regrette que tu aies à choisir entre deux bonnes options.
— Ne t’inquiète pas pour cela, protestai-je.
Certaines personnes méritaient la compassion des autres. Pas moi. Quant au choix, ce n’en était pas un – il s’agissait seulement de briser un cœur.
— Je me sauve, ajoutai-je. Je pars affronter Charlie.
Je regagnai la maison, y trouvai un père aussi soupçonneux que l’avait pressenti Alice.
— Salut, Bella. Comment c’était, ce tour en ville ?
Debout dans la cuisine, il m’accueillit avec les bras croisés sur la poitrine, les yeux scrutateurs.
— Long, bougonnai-je. Nous venons juste de rentrer.
— Tu es au courant, pour Jake ?
— Oui, le reste des Cullen étaient déjà là. Esmé nous a expliqué où étaient Carlisle et Edward.
— Je t’avais dit que ces motos étaient dangereuses ! J’espère que tu admettras que j’avais raison, maintenant.
Je hochai le menton, tout en sortant des ingrédients du réfrigérateur. Charlie s’installa à table, apparemment plus disert que d’habitude.
— Inutile de trop s’en faire pour Jake, marmonna-t-il. Il a de l’énergie à revendre, il va se rétablir.
— Était-il conscient quand tu l’as vu ? m’exclamai-je en me retournant.
— Pour ça, oui ! Tu l’aurais entendu ! Non, d’ailleurs, c’est mieux ainsi. Aucun habitant de La Push n’a dû y échapper. J’ignore où il a appris des mots pareils, mais j’espère bien qu’il ne les emploie pas en ta compagnie.
— Il a des excuses, aujourd’hui. Quelle tête avait-il ?
— Fracassée. Ses amis l’ont porté à la maison. Heureusement que ce sont de sacrés gaillards, parce qu’il pèse comme un âne mort. D’après Carlisle, sa jambe et son bras droits sont brisés. Grosso modo, il a eu tout le côté droit écrabouillé par cette fichue moto. Si jamais j’apprends que tu en as refait, Bella…
— Oublie, papa. C’est exclu. Tu penses vraiment qu’il va s’en sortir ?
— Bien sûr. Il avait déjà assez récupéré pour se ficher de moi, figure-toi.
— Comment ça ?
— Oui, entre deux insultes à l’adresse de la mère de quelqu’un et des blasphèmes à la pelle, il m’a balancé : « Je parie que vous êtes content qu’elle aime Cullen plutôt que moi, hein, Charlie ? »
Je m’empressai de pivoter vers le réfrigérateur pour dissimuler mon visage.
— Je n’ai pas objecté, poursuivit mon père. Edward est tellement plus mature que lui, quand il s’agit de ton bien-être. Je dois lui reconnaître ça.
— Jacob est parfaitement mûr. Je suis certaine que ce n’est pas sa faute.
— Quelle drôle de journée, reprit Charlie au bout d’un instant. Tu me connais, je ne suis pas enclin aux bêtises superstitieuses, mais quand même… J’ai eu l’impression que Billy se doutait qu’il allait arriver quelque chose à Jake. Il était nerveux comme une dinde le matin de Thanksgiving ! Je ne suis même pas sûr qu’il ait entendu quoi que ce soit de ce que j’ai pu lui raconter. Et il y a autre chose… Tu te rappelles, les soucis que nous avons eus en février et mars avec les loups ?
Je me réfugiai dans un placard sous prétexte d’y prendre une poêle.
— Euh… oui.
— J’espère que ça ne va pas recommencer. Ce matin, alors que nous étions dans le bateau, et que Billy ne prêtait attention ni à moi ni au poisson, nous avons soudain entendu des loups hurler dans les bois. Plus d’un et, crois-moi, ils braillaient drôlement fort. Comme s’ils étaient juste à côté du village. Le plus bizarre, c’est que Billy a aussitôt ramené la barque vers le port, à croire qu’on l’appelait. Je lui ai demandé ce qui lui prenait, il ne m’a pas répondu.
Charlie s’interrompit pour reprendre haleine.
— Le vacarme a cessé dès que nous avons accosté, enchaîna-t-il aussitôt. Et tout à coup, Billy n’avait plus qu’une chose en tête, ne pas rater le match, alors qu’il restait des heures avant qu’il ne débute. Il a raconté qu’il commençait plus tôt, enfin bref, n’importe quoi. Vraiment étrange, Bella. Une fois chez lui, il a dégoté un autre match, a prétendu vouloir le regarder et n’y a pas jeté un coup d’œil. Il a passé sa vie au téléphone, appelant Sue, Emily et le grand-père de Quil. Je n’ai pas pigé ce qu’il cherchait, il a discuté de tout et de rien. Ensuite, les glapissements ont repris, juste derrière la maison. Je n’avais jamais rien entendu de tel, j’en avais la chair de poule. J’ai demandé à Billy s’il avait installé des pièges dans sa cour, il a fallu que je crie pour dominer le boucan. En tout cas, l’animal avait l’air de souffrir mille morts.
Je tressaillis. Par bonheur, tout à son récit, mon père ne s’en aperçut pas.
— Bien sûr, j’ai tout oublié ensuite, parce que c’est à ce moment que Jake a débarqué. Une seconde avant, tu avais ce loup qui hurlait, celle d’après ce garçon qui jurait comme un charretier. Il a de sacrés poumons, ce voyou !
Il se tut, réfléchit.
— C’est amusant, finalement, continua-t-il ensuite. Tout ce bazar aura au moins eu un point positif. Je pensais que les Quileute ne surmonteraient jamais leurs préjugés contre les Cullen, mais quelqu’un a prévenu Carlisle, et Billy a été très heureux quand il est arrivé. Moi, j’étais d’avis qu’on emmène Jake à l’hôpital. Billy n’a rien voulu savoir, et le médecin a accepté. J’imagine qu’il sait ce qui est le mieux. N’empêche, c’était drôlement sympa de sa part de parcourir tout ce chemin pour une consultation. Et puis…
Il hésita, réticent à poursuivre, soupira et se lança.
— Edward a été vraiment… gentil. Il semblait aussi inquiet que toi pour Jacob. Comme si c’était son frère. Tu aurais vu son regard… C’est un type bien, Bella. Je tâcherai de m’en souvenir. Mais je ne te garantis rien.
Il me sourit.
— Je ne t’en voudrai pas.
— Je suis content d’être rentré, grogna-t-il en étirant ses jambes. Incroyable comme la petite baraque de Billy était bondée. Sept copains de Jake se sont tassés là-dedans, j’arrivais à peine à respirer. Tu as remarqué comme ils sont costauds, ces Quileute ?
— Oui.
— Franchement, Bella ! s’écria-t-il en prenant ma sécheresse pour de l’angoisse. Carlisle a assuré que Jake serait debout en un rien de temps. C’est moins pire que ça n’en a l’air. Alors, calme-toi.
J’acquiesçai. Jacob m’avait paru tellement fragile quand je m’étais précipitée à son chevet, Charlie parti. Il avait des attelles partout, Carlisle jugeant les plâtres inutiles, vu la vitesse à laquelle il se rétablissait. N’empêche, il avait les traits tirés, le teint pâle, et il était inconscient à ce moment-là. Aussi immense fût-il, il avait l’air cassable. Ou alors, c’était un tour de mon imagination, que renforçait la certitude que je ne tarderais pas à le briser.
Si seulement j’avais pu être frappée par la foudre et coupée en deux ! De façon bien douloureuse, si possible. Pour la première fois, renoncer à être humaine m’apparaissait comme un véritable sacrifice. Comme si j’avais trop à perdre en m’y résignant.
Je posai le dîner de Charlie sur la table avant de me diriger vers la porte.
— Bella ? Une seconde, s’il te plaît.
— J’ai oublié quelque chose ? sursautai-je en inspectant son assiette.
— Non, non, c’est juste que… je voudrais te demander un service. Assieds-toi, ce ne sera pas long.
J’obtempérai, un peu étonnée.
— Qu’est-ce qu’il te faut, papa ?
Il s’empourpra, bafouilla.
— Eh bien, pour l’essentiel… ce n’est peut-être que… de la superstition, après cette journée si bizarre avec Billy, mais… j’ai le drôle de pressentiment que… je vais te perdre bientôt.
— Ne dis pas de bêtises, papa. Tu souhaites que je fasse des études, non ?
— Promets-moi une chose.
— D’accord, acceptai-je après quelques secondes d’hésitation.
— Je te demande de me prévenir avant toute décision majeure. Comme t’enfuir avec lui, que sais-je encore ?
— Papa !
— Je ne plaisante pas. Je ne ferai pas d’esclandre, je veux juste être averti, avoir une chance de te serrer dans mes bras pour te dire au revoir.
— C’est idiot, mais s’il n’y a que ça pour te contenter, alors oui, je te le promets.
— Merci, Bella. Je t’aime, chérie.
— Moi aussi, papa, je t’aime.
Prenant soin de dissimuler combien sa requête m’était pénible, je frôlai son épaule et me levai.
— Si tu as besoin de moi, je serai chez Billy, ajoutai-je.
Sur ce, je m’enfuis sans me retourner. Nom d’un chien ! Il ne manquait plus que cela !
Je bougonnai tout le long du chemin jusqu’à La Push. Quand j’y arrivai, la Mercedes noire de Carlisle n’était plus devant la maison de Billy, ce qui était à la fois bien et mal. Il fallait que j’aie un tête-à-tête avec Jacob. Pourtant, j’aurais bien aimé tenir la main d’Edward pendant que mon ami était inconscient, comme je l’avais fait quelques heures auparavant. Edward m’avait manqué, l’après-midi en la seule compagnie d’Alice m’avait paru bien long. Voilà qui devait me rassurer sur mon choix – j’étais incapable de vivre sans lui. Pour autant, cela ne rendrait pas ma tâche plus aisée.
Je frappai doucement à la porte.
— Entre, Bella ! me lança Billy.
Les grondements de ma camionnette permettaient toujours de m’identifier de loin. J’obéis.
— Bonjour, Billy. Il s’est réveillé ?
— Il y a une demi-heure, juste avant le départ du docteur. Vas-y. Je crois qu’il t’attend.
Je tressaillis, respirai profondément.
— Merci.
Devant la chambre de Jacob, je marquai un pas. Fallait-il ou non que je tape au battant ? En bonne trouillarde, je décidai de l’entrouvrir d’abord, histoire de jeter un coup d’œil, espérant aussi qu’il se serait rendormi. Je n’aurais pas craché sur quelques minutes de répit supplémentaire.
Jacob patientait, les traits calmes et lisses. Son apparence hagarde et hantée l’avait quitté, remplacée hélas par une impassibilité soigneusement étudiée. Ses prunelles noires étaient ternes. J’eus du mal à le regarder en face, maintenant que j’étais consciente de l’aimer. À ma surprise, ce savoir nouveau marquait une différence non négligeable. Ç’avait donc été aussi dur pour lui, pendant tous ces mois ?
Dieu merci, quelqu’un avait pris la peine de le couvrir. Cela m’éviterait d’avoir à contempler les dégâts. J’entrai, refermai sans bruit la porte.
— Salut, Jake, murmurai-je.
D’abord, il ne répondit pas, se bornant à me dévisager pendant un long moment. Puis, au prix d’un véritable effort, il se composa un sourire légèrement moqueur.
— Je me disais que ça se passerait comme ça, soupira-t-il. Aujourd’hui n’est décidément pas un bon jour. Pour commencer, je choisis le mauvais endroit et loupe la meilleure bagarre, et c’est Seth qui récolte toute la gloire. Puis Leah se sent obligée de jouer les imbéciles en essayant de prouver qu’elle est aussi impitoyable que nous autres, et j’ai été obligé de jouer l’imbécile à mon tour afin de la sauver. Et maintenant, toi.
— Comment te sens-tu ?
Question idiote.
— Un peu dans les vapes. Le docteur Croc ne sait pas trop quelles doses d’antalgiques me sont nécessaires, alors il navigue à vue. J’ai l’impression qu’il a mis le paquet.
— Au moins, tu ne souffres pas.
— Non. Je ne sens pas mes blessures.
Je me mordis la lèvre. Ça n’allait pas être facile. Pourquoi personne n’essayait jamais de me tuer, moi, quand j’avais tellement envie de mourir ? L’humour sans joie s’effaça des traits de Jacob, et ses yeux se réchauffèrent, tandis qu’il plissait le front, l’air soucieux.
— Et toi ? s’enquit-il. Ça va ?
— Moi ? Tu délires, ou quoi ?
— Eh bien, même si j’étais sûr que lui ne te ferait aucun mal, j’ignorais jusqu’à quel point les choses iraient. Je suis mort d’inquiétude depuis que j’ai repris connaissance. Je ne savais pas si tu aurais le droit de me rendre visite. L’attente a été épouvantable. Comment cela s’est-il passé ? A-t-il été horrible avec toi ? Désolé si c’est le cas. Je ne voulais pas que tu l’affrontes seule, je pensais pouvoir être présent…
Je mis un moment à comprendre ce dont il parlait, tandis que lui jacassait, toujours plus gauche. Je m’empressai de le rassurer.
— Non, non, Jake ! Je vais bien. Trop, même. Il n’a pas été méchant du tout. J’aurais préféré, d’ailleurs.
— Pardon ?
— Il ne s’est pas fâché ni rien. Ni après moi, ni après toi. Il est si peu égoïste que je me sens encore plus mal. J’aurais voulu qu’il me crie dessus, après tout je le méritais… je méritais plus, du reste. Mais non, il s’en moque, il ne souhaite que mon bonheur.
— Il n’a pas piqué de crise ? s’exclama Jacob, incrédule.
— Non. Il a été… trop gentil.
Jacob ne réagit pas tout de suite, puis il fronça les sourcils et jura.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’écriai-je. Tu as mal ?
— Mais non ! grommela-t-il. Je suis scotché, c’est tout. Il ne t’a même pas posé d’ultimatum ?
— Non, pourquoi ?
— Je comptais sur une réaction négative. Bon Dieu, il est meilleur que je ne le croyais !
Sa colère me rappela l’hommage qu’avait porté Edward le matin au manque de morale de Jacob. Ce dernier continuait d’espérer, de se battre. Ce fut comme un coup de poignard.
— Ce n’est pas un jeu, Jake, murmurai-je.
— Un peu, que c’en est un ! Et lui joue avec autant d’acharnement que moi. La seule différence, c’est qu’il sait ce qu’il fait, et pas moi. Ne m’en veux pas parce qu’il est meilleur manipulateur que moi. Je ne le connais pas depuis suffisamment longtemps pour identifier ses coups bas.
— Il ne me manipule pas ! protestai-je.
— Oh que si ! Quand vas-tu te réveiller et admettre qu’il n’est pas aussi parfait que tu l’imagines ?
— Au moins, lui n’a pas menacé de se tuer pour que je l’embrasse !
Ces paroles prononcées, je m’en voulus aussitôt.
— Attends, m’empressai-je d’ajouter. Oublie ça. Je me suis juré que je n’aborderais pas ce sujet.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne suis pas venue te faire des reproches.
— Pourtant, c’est vrai. Je plaide coupable.
— Je m’en fiche, je ne suis pas fâchée.
— Je m’en fiche aussi, sourit-il. J’avais deviné que tu me pardonnerais, et je suis heureux de t’avoir embrassée. Je compte bien remettre ça, d’ailleurs. Ce sera toujours ça que j’aurai obtenu, au moins. Et puis, j’ai enfin réussi à te prouver que tu m’aimais. Ça valait le coup.
— Vraiment ? Tu n’estimes pas qu’il était mieux que je l’ignore ?
— Non. Pour moi, il est essentiel que tu saches ce que tu ressens. Histoire de ne pas être étonnée le jour où il sera trop tard, quand tu seras mariée à un vampire.
— Je ne pensais pas à moi, mais à toi. Que j’aie pris conscience de ce que j’éprouve à ton égard améliore-t-il les choses pour toi ? Alors que ça ne change rien dans l’absolu.
Il réfléchit à la question avec beaucoup de sérieux.
— Oui, c’est préférable, finit-il par répondre. Si tu ne l’avais pas su, j’aurais passé ma vie à me demander si ta décision aurait été autre. Maintenant, je ne peux plus me voiler la face. J’aurai fait le maximum.
Il inhala, ferma les yeux. Je ne pus m’empêcher de le réconforter. Traversant la petite pièce, je m’agenouillai près de sa tête, par peur de m’asseoir sur le lit et de frôler une de ces blessures. Je posai mon front sur sa joue. En soupirant, il caressa mes cheveux.
— Je suis navrée, Jake.
— Ce n’est pas ta faute. Je me doutais que ce serait ardu.
— Oh, non pas toi aussi ! Je t’en prie !
— Quoi ?
— Je suis coupable. Et j’en ai marre qu’on me soutienne le contraire.
— Tu tiens vraiment à ce que je t’engueule ?
— Oui.
Il rigola, puis se renfrogna.
— Me rendre mon baiser était inexcusable, cracha-t-il. Si tu te doutais que tu me le reprendrais, tu aurais dû te montrer moins convaincante.
— Excuse-moi.
— Tu aurais dû me dire d’aller mourir, puisque c’est ce que tu souhaites.
— Non ! gémis-je en luttant contre les larmes. C’est faux !
— Tu ne pleures pas, quand même ? s’exclama-t-il en reprenant une voix normale.
— Si, marmonnai-je en sanglotant carrément.
Se déplaçant, il sortit sa jambe valide du lit, comme pour se lever.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? objectai-je. Allonge-toi, imbécile ! Tu vas te faire mal.
Je sautai sur mes pieds et repoussai son épaule des deux mains. Il ne résista pas, se rallongea en étouffant un cri de souffrance, ce qui ne l’empêcha pas de m’attraper par la taille et de m’attirer à lui. Je me blottis contre son flanc gauche, tout en m’efforçant de retenir mes pleurs.
— Je n’en reviens pas que tu chiales, marmonna-t-il en me frottant le dos. Je ne t’ai adressé ces reproches que parce que tu me l’as demandé. Je ne les pensais pas.
— Je sais. N’empêche, c’est vrai. Merci de l’avoir dit tout fort.
— Est-ce que j’ai droit à une récompense pour t’avoir fait pleurer ?
— Bien sûr. Tout ce que tu voudras.
— Cesse de t’inquiéter, Bella, ça va s’arranger.
— Je ne vois pas bien comment.
— Je vais renoncer et être sage.
— Encore des jeux ?
— Peut-être. J’essaierai, cependant.
Je plissai le nez, sceptique.
— Un peu d’optimisme, que diable ! protesta-t-il. Et de confiance envers moi !
— Qu’entends-tu par « être sage » ?
— Je serai ton ami. Je n’exigerai rien de plus.
— Il me semble qu’il est trop tard pour ça, Jake. Comment être amis alors que nous nous aimons ?
Il contempla le plafond avec intensité, comme s’il y lisait quelque chose.
— Ce sera peut-être une amitié… à longue distance.
Je serrai les dents, heureuse qu’il ne me regarde pas, luttant contre les larmes qui menaçaient de me submerger de nouveau. Il fallait que je sois forte, or j’ignorais comment y parvenir…
— Tu te souviens de cette histoire, dans la Bible ? me demanda-t-il soudain. Celle sur le roi et les deux femmes qui se disputaient un bébé ?
— Oui, naturellement, celle du jugement du roi Salomon.
— C’est ça. Il a ordonné qu’on coupe l’enfant en deux, mais ce n’était qu’une épreuve afin de voir laquelle des deux était prête à abandonner ses exigences pour sauver le petit. Je ne te couperai plus en deux, Bella.
Par cette allusion, il était en train de déclarer qu’il était celui qui m’aimait le plus, que son renoncement en était la preuve. J’avais envie de défendre Edward, d’expliquer à Jacob qu’il aurait fait comme lui si je l’avais voulu, si je l’y avais autorisé. J’étais celle qui, ici, refusait d’abandonner ses exigences. Toutefois, il était vain d’entamer une dispute qui n’aurait servi qu’à le blesser encore plus. Je fermai les paupières afin de contrôler ma peine. Je refusais de la lui imposer ainsi.
Le silence régna durant quelques minutes. Jake semblait attendre que je réagisse, je cherchais désespérément quels mots prononcer.
— Me permets-tu de te dire ce qui est le pire ? finit-il par murmurer, hésitant. S’il te plaît. Je te promets d’être sage.
— Cela t’aidera-t-il ?
— Sans doute. En tout cas, ça ne fera pas de mal.
— Quel est le pire, alors ?
— Ignorer ce que ça aurait été.
— Ce que ça aurait pu être, le corrigeai-je.
— Non, insista-t-il. Je suis l’homme idéal, pour toi. Cela ne nous aurait demandé aucun effort, ç’aurait été comme de respirer. J’étais la voie naturelle que ta vie aurait empruntée. Si le monde était comme il devait être, s’il n’existait ni monstres ni magie…
Je voyais où il voulait en venir, et je ne pouvais qu’être d’accord. Si le monde n’avait pas été fou, Jacob et moi aurions été ensemble. Et heureux. Il était mon âme sœur, dans cet univers, aurait continué à l’être si quelque chose de plus fort n’avait supplanté cela, de si fort que cette chose ne pouvait pas exister dans un monde rationnel. Jacob aurait-il lui aussi droit à cela ? À cette passion qui réduisait l’âme sœur à néant ? Il me fallait le croire.
Deux futurs, deux âmes sœurs… c’était trop pour une seule personne. Et si injuste que je ne serais pas la seule à régler la note. La souffrance de Jacob me paraissait un prix trop élevé. Si je n’avais pas perdu Edward déjà une fois, si j’avais ignoré ce qu’était vivre sans lui, aurais-je ainsi hésité ? Aucune idée. Cette connaissance était trop profondément ancrée en moi. Je ne savais pas ce qu’était ne pas la ressentir.
— Il est comme une drogue, pour toi, reprit Jacob, sans critique cependant. Je vois à présent que tu es incapable de vivre sans lui. Il est trop tard. N’empêche, j’aurais été plus sain pour toi. Je n’aurais pas été une drogue, mais ton air, ton soleil.
— C’est drôle, c’est ainsi que je t’envisageais, avant. Comme mon soleil qui compensait les nuages de ma vie.
— Je peux combattre les nuages, soupira-t-il. Pas une éclipse.
Ma main caressa sa joue, y resta. Il ferma les yeux. J’entendais les battements de son cœur, calmes, réguliers.
— Dis-moi quel est le pire, pour toi, chuchota-t-il.
— Je crois que ce serait une mauvaise idée.
— S’il te plaît.
— J’ai peur que ça ne te blesse.
— Je t’en prie.
À ce stade, valait-il la peine de l’épargner ?
— Le pire… Le pire, c’est que j’ai vu ce qu’aurait été notre vie. Et que je meurs d’envie de l’obtenir, Jake, tout entière. J’ai envie de rester ici et de n’en partir jamais. J’ai envie de t’aimer et de te rendre heureux. Or, c’est impossible et ça me tue. C’est comme Sam et Emily. Je n’ai jamais eu le choix, Jake. J’ai toujours pressenti que rien ne changerait. Voilà pourquoi, sans doute, j’ai tant lutté contre toi.
Il parut se concentrer afin de réussir à respirer.
— Et voilà, maugréai-je, je n’aurais pas dû te l’avouer, j’en étais sûre.
— Si, je suis content que tu l’aies fait. Merci.
Il soupira, embrassa le sommet de mon crâne.
— À partir de maintenant, ajouta-t-il, je serai sage.
Je levai les yeux, il souriait.
— Alors, vous allez vous marier, hein ? reprit-il.
— Nous ne sommes pas obligés d’aborder ce sujet.
— Certains détails m’intéressent. Et j’ignore quand je te reparlerai.
Cette sentence aux accents si définitifs me coupa mes moyens, et je fus obligée d’attendre un moment avant de retrouver l’usage de la parole.
— Ce mariage, ce n’est pas mon idée, marmonnai-je enfin. Mais c’est important pour lui. Alors…
— Et puis, ce n’est pas si grave… en comparaison.
Il s’exprimait calmement. Je cherchai son regard, tâchant de deviner comme il y parvenait, cela gâcha tout. Ses prunelles croisèrent les miennes, puis il détourna la tête.
— Oui, acquiesçai-je, une fois qu’il eut repris le contrôle de sa respiration.
— Combien de temps te reste-t-il ?
— Cela dépendra de celui que mettra Alice à organiser les noces.
— Avant ou après ?
— Après.
Il hocha le menton, comme soulagé. Combien de nuits d’insomnie la seule perspective de mon bac lui avait-elle donné ?
— Tu as peur ? chuchota-t-il.
— Oui, répondis-je sur le même ton.
— De quoi ?
— De tas de choses. N’ayant jamais eu beaucoup de goût pour le masochisme, je ne suis pas pressée d’avoir mal. J’aimerais aussi l’éloigner, inutile qu’il souffre avec moi, tout en devinant que ce ne sera pas possible. Il y a aussi Charlie et Renée… Et puis, il y a l’après. J’espère que j’arriverai à me maîtriser rapidement. Je serai une telle menace, peut-être, que la meute sera contrainte de me liquider.
— Je couperais les jarrets du premier de mes frères qui s’y risquerait, riposta-t-il, désapprobateur.
— Merci.
— N’est-ce pas plus dangereux que ça ? Dans toutes les histoires, il est dit que c’est très dur… qu’ils ne se contrôlent plus… que des innocents meurent…
— Cela ne m’effraie pas. Tu crois encore aux histoires de vampire, bêta ?
Cette tentative d’humour ne fut guère appréciée.
— Bref, conclus-je, j’ai des tas de raisons de m’inquiéter, mais le jeu en vaut la chandelle.
Il acquiesça, de mauvaise grâce, et je compris qu’il ne serait jamais d’accord sur ce point. Étirant le cou pour murmurer à son oreille, je collai ma joue à sa peau brûlante.
— Tu sais que je t’aime.
— Oui, souffla-t-il, et son bras me serra automatiquement contre lui. Et toi, tu sais combien j’aurais voulu que ça suffise.
— Oui.
— Je t’attendrai toujours, Bella. Dans la coulisse.
Il avait parlé d’une voix plus légère, et me relâcha. Je m’écartai, en proie à un affreux sentiment de perte, à l’impression d’une séparation déchirante, comme si je laissai une partie de moi là, sur le lit, à côté de lui.
— Il te restera cette possibilité de repli, si tu le souhaites, précisa-t-il encore.
— Jusqu’à ce que mon cœur cesse de battre, renchéris-je en forçant un sourire sur mes lèvres.
— Je crois que je t’accepterai, que je te reprendrai, tout dépendra de la puanteur que tu dégageras, plaisanta-t-il.
— Pourrai-je revenir te voir, ou tu ne préfères pas ?
— Je vais y réfléchir, je te le ferai savoir. Une visite m’empêchera sans doute de tourner fou. Le génial médecin vampirique affirme que je n’ai pas le droit de me transformer tant qu’il ne m’aura pas donné son feu vert, sous prétexte que ça risque d’endommager mes os.
— Écoute Carlisle. Tu guériras d’autant plus vite.
— Oui, oui.
— Je me demande quand ça va arriver. Quand la bonne fille retiendra ton attention.
— Ne rêve pas trop, Bella. Même si je me doute que ce sera un soulagement pour toi.
— Va savoir. Je jugerai sans doute qu’elle n’est pas assez bien pour toi. Je serai jalouse.
— Voilà qui serait amusant.
— Avertis-moi si tu as envie que je revienne, je serai là.
En soupirant, il me tendit sa joue. J’y déposai un léger baiser.
— Je t’aime, Jacob.
— Et moi encore plus, rit-il.
Ses yeux noirs me suivirent jusqu’à ce que je sorte, indéchiffrables.